Le 31 janvier
1793 un premier décret de la Convention nationale porte que le "ci-devant comté de Nice fait partie intégrante de la République françoise". Dans le texte,
"la Convention nationale déclare au nom du peuple François qu'elle accepte le vœu librement émis par le peuple souverain du ci-devant comté de Nice, dans les
assemblées primaires"...
Cette consultation qui a eu lieu le 25 novembre 1792 a émis un vote alibi, d'une valeur très relative car, d'une part, bureaux de vote et scrutins étaient sous
l'étroite surveillance des troupes d'occupation, d'autre part, de nombreux cantons restés sous l'autorité sarde n'ont pas voté. Mais qu'importe ! Par un deuxième
décret du 4 février 1793, le ci-devant comté de Nice est "réuni" à la République française pour former "provisoirement" un 85e département sous la dénomination des
Alpes-Maritimes, avec Nice comme chef-lieu. Le terme "provisoirement" s'adaptait bien aux circonstances car la guerre entre les révolutionnaires français et
l'armée du roi de Sardaigne-Piémont-Savoie, appuyée par les Autrichiens, continuait dans les montagnes du Comté.
Il faudra attendre 1794, après la prise par les Français de Saorge, le 28 avril, et de Tende le 7 mai, la conquête du Comté étant achevée, pour que le nouveau
département soit entièrement français sur le terrain. Mais la souveraineté française ne sera définitivement assurée qu'après l'armistice de Cherasco imposé par
Bonaparte le 28 avril 1796, transformé en traité de Paris le 15 mai 1796, par lequel le roi de Sardaigne Victor- Amédée III de Savoie (1726-1796) renoncera au
Comté de Nice.
Dès 1793 la principauté de Monaco est incorporée au nouveau département. En ce qui concerne ses limites le décret est imprécis : "Ce département aura le Var
pour limites à l'occident ; il comprendra toutes les communes qui sont à la rive gauche de ce fleuve et tout le territoire qui composait l'ancien comté de
Nice".
LA LIMITE ORIENTALE
Cette fin de phrase nous amène à préciser que ce territoire s'étend vers l'Est en Ligurie (exceptés Vintimille et la basse Roya) jusqu'aux bassins des cours d'eau
Nervia et Argentina, englobant notamment Pigna, Dolceaqua et Perinaldo. Le 28 mars 1793 les commissaires conventionnels dépêchés depuis le département du
Mont-Blanc (la ci-devant Savoie), Grégoire et Jagot, communiquent leur plan d'organisation administrative du département :
- district de Nice, composé de huit cantons, Nice, l'Escarène, Contes, Levens, Aspremont, Utelle, Roquebillière, Valdeblore,
- district de Menton, composé de cinq cantons, Menton, Perinaldo, La Brigue, Sospel, Monaco (rebaptisé Fort-Hercule, il remplacera quelque temps plus tard Menton
comme chef-lieu du district),
- district de Puget-Théniers composé de sept cantons, Puget, Roquesteron, Gilette, Villars, Beuil, Saint-Etienne, Guillaumes.
Après le traité de Campoformio (18.10.1797) la République ligurienne remplacera à l'Est l'ancienne république de Gênes. Après le traité de Lunéville (9.2.1801) les
Alpes-Maritimes seront bordées au Nord par le nouveau département français de la Stura, chef-lieu Coni. Ultérieurement, par suite de la réunion de la République
ligurienne à l'Empire français, la limite Est va être repoussée jusqu'à la rive droite du fleuve Taggia. C'est ainsi que le département des Alpes-Maritimes
comprendra à partir du 23 septembre 1805, trois arrondissements, ceux de Nice et de Puget-Théniers, sans changement, et celui de San-Remo avec vingt-neuf communes
réparties en sept cantons. Sur la rive gauche de la Taggia s'étend un autre nouveau département français, celui de Montenotte. Cette situation va se prolonger
jusqu'en 1814 quand le traité de Paris restituera le Comté de Nice au royaume de Sardaigne-Piémont-Savoie et Monaco à son prince. Pour en terminer avec la
frontière orientale, à la restauration sarde la géographie administrative est bouleversée. Nice devient le chef-lieu d'une division comprenant trois provinces,
Nice, San-Remo et Oneglia. En 1848, Menton et Monaco se proclament villes libres. En 1860, la frontière franco-sarde, devenue en 1861 franco-italienne, sera "peau
de chagrin", Tende et La Brigue ainsi que des territoires de six communes du haut comté sont amputés. Ce n'est qu'en 1947, après bien des difficultés, que le Comté
recouvrera la limite naturelle de la crête alpine, de la cime de l'Enchastraye au ravin Saint-Louis.
LA LIMITE OCCIDENTALE
Lorsque fut promulgué le décret du 4 février 1793 les limites à l'Ouest étaient celles qui avaient été fixées par le traité de Turin du 24 mars 1760, dit traité
des Limites, signé en période de paix par Louis XV (1710-1774) et Charles-Emmanuel III de Savoie (1701-1773). Elles resteront limites du département des
Alpes-Maritimes sans aucune modification jusqu'en 1814. Puis de 1814 à 1860, à nouveau limites entre France et Sardaigne et enfin, limites entre départements et
arrondissements à partir de 1860. Pour ces raisons elles méritent d'être un peu plus détaillées que ne l'a fait la bien vague mention du décret qui semble ignorer
tout le territoire entre l'Estéron au Sud et le Var au Nord, dans la partie où les deux cours d'eau s'écoulent parallèlement d'Ouest en Est, de Puget-Théniers au
confluent de la Tinée pour le Var, et de : Sigale au confluent avec le Var pour : l'Estéron. Du point de départ qui est le rocher des Trois Evêques, site le plus
septentrional du territoire, la limite suit autant que possible la ligne de partage des eaux, en direction du Sud-Ouest, par le pas de la Cavale, la cime de Mul,
le Castel de la Tour, le Bonnet Carré, le col et la cime de Pelousette, la cime de Voga, le col de Raspaillon, la cime des Trois Serrières, le col et la cime de la
Bonette et le col de la Moutière. À partir de là, la limite se dirige plein sud par la tête de Cristel, le col de la cime Plate, le col de la Braissa et la tête du
Colombier. Puis elle remonte vers l'Ouest jusqu'au col de la Boucharde pour se diriger à nouveau plein Sud, jusqu'à la Tête de la Gipière et à nouveau au Sud-Ouest
en passant par le col de la Cayolle, jusqu'au sommet des Garrets. De ce point, toujours en suivant la ligne de partage des eaux, la limite se dirige plein Sud
jusqu'au col des Champs légèrement Sud-Est vers la Dent de Lièvre et enfin définitivement Sud-Ouest en passant par les cimes de la Pélonnière, de la Frema, les
aiguilles de Pelens, la Cougnasse, le puy et le pas Roubinous, la pointe Sangaris, le col de Mélina, la tête de Travers, le col Saint-Pons et descend sur la rive
droite du Var à Champalayer, en aval de Daluis. On remarque que depuis le rocher des Trois Evêques les deux départements des Alpes-de-Haute--Provence et des
Alpes-Maritimes ont actuellement la même limite. Traversant le Var en face du vallon de Saint-Léger et remontant au col Saint-Léger par le dit vallon, la limite
franchit la montagne de la Lette, descend à nouveau vers le Var par le col de Velacs. Continuant plein Sud, après un saut à la cime d'Aurafort, ce deuxième
franchissement du Var se fait en aval d'Entrevaux, limite actuelle avec le département des Alpes-de-Haute-Provence, pour remonter par le vallon de Valcros jusqu'au
col de Rigaudon, pour redescendre ensuite par le vallon de Besseuges, qui devient plus bas vallon de Saint-Pierre, et rejoindre le ruisseau de Rioulan jusqu'à son
confluent avec l'Estéron. De ce point, en direction plein Est, la frontière est le talweg de l'Estéron jusqu'à son confluent avec le Var, en face de
Saint-Martin-du-Var, se poursuivant ensuite plein Sud par le talweg du Var jusqu'à l'embouchure de ce fleuve dans la Méditerranée entre Nice et
Saint-Laurent-du-Var. Cette dernière partie est actuellement limite entre les arrondissements de Nice et de Grasse.
VARIATIONS SUR UNE FRONTIÈRE FOSSILE
Cette frontière avait été matérialisée en 1761 par 44 bornes diversifiées : 2 poteaux en bois, 31 petits monolithes en forme de parallélépipède, 11 rochers gravés.
Elles comportaient les insignes suivants : la fleur de lys côté royaume de France et la croix de Savoie côté Comté de Nice. Chaque borne avait son numéro et le
millésime. La borne N° 1 se trouvait au milieu du pont sur l'Estéron à Roquestéron, la borne N° 44 se trouvait au col de Pelousette à la limite des terroirs de
Saint-Dalmas-le-Selvage et de Jausiers. Lorsqu'en 1814 le Comté est revenu au royaume de Sardaigne-Piémont-Savoie, une ordonnance royale du 13 octobre a rappelé
que les limites entre les deux Etats redevenaient celles du traité du 24 mars 1760. Pour s'assurer que la frontière était bien marquée sur le terrain, les
autorités sardes ont fait effectuer un inventaire des bornes en septembre 1821. À la suite de ce constat, compte tenu de nombreuses disparitions et détériorations,
un nouvel abornement a eu lieu en 1823. Cette fois, ce sont 77 bornes qui ont été mises en place dont 2 poteaux en bois, 23 rochers gravés et 52 petits monolithes
parallélépipédiques ou en forme de pyramide tronquée, de hauteur variable (en moyenne 50 cm), faits le plus souvent avec la pierre trouvée sur place, calcaire ou
grés. Les insignes sont toujours les mêmes, chaque borne est numérotée et porte le millésime. Le N° l a été attribué au rocher des Trois Evêques et le N° 77 était
un poteau en bois planté au milieu du premier pont (de bois) franchissant le Var entre Saint-Laurent et Nice. Les deux, poteau et pont, ont bien sûr disparu depuis
belle lurette. Ces vestiges du passé ont subi maints avatars ; en premier lieu de la part des éléments naturels, inondations, glissements de terrain, érosion selon
leur emplacement ; en second lieu à cause de l'inadvertance ou de l'indifférence des hommes qui ont provoqué leur destruction à l'occasion de la construction de
pistes ou de routes. Ah ! ces bulldozers quelles délicieuses machines ! Malgré cela on peut encore trouver quelques bornes restées en place, plus sûrement encore
lorsqu'il s'agit de rochers gravés. Mais le vandalisme, ici comme ailleurs, a sévi, peut-être surtout par ignorance, les gens ne se rendant pas compte qu'ils sont
en présence de véritables monuments historiques. Ainsi, on peut voir, dans le mur d'une maison d'un village de la Vésubie moyenne, pourtant bien éloigné de cette
ancienne frontière, deux bornes encastrées afin d'arborer à la fois fleur de lys et croix de Savoie. Ailleurs, à Saint-Léger, pour une borne restée en place, on
n'a trouvé rien de mieux que de badigeonner les insignes au minium. Parfois on pourrait dire que le "mieux est l'ennemi du bien". Par exemples, en déplaçant deux
bornes pour les mettre en vue comme au col des Champs où elles sont regroupées sur le mémorial des chasseurs alpins qui a lui-même subi de nombreuses déprédations
ou comme dans un village de la moyenne vallée du Var, cette borne replantée sur une placette peu fréquentée où elle ne sert qu'à attirer les toutous, faute d'une
protection et peut-être d'un panneau expliquant ce qu'elle représente ! Enfin, dans ces cas-là, elles sont sauvées, c'est déjà quelque chose. Celles qui ont le
plus de chance de subsister sont dans des endroits peu accessibles sauf à pied, quelquefois au prix d'un effort sportif important, je peux en témoigner ; en effet,
il faut savoir qu'aucune des trente premières bornes n'est située à moins de 2000 M. d'altitude. Il ne faut pas croire que ces témoins d'une époque révolue, figés
dans leur immobilité minérale, soient parfaitement inertes. Ils sont au contraire, en y réfléchissant, chargés d'humanité. Une borne frontière, ce peut être la
tristesse d'un départ comme la joie d'une arrivée, c'est aussi la marque d'un lieu où s'exerce une légalité, avec ses avantages et ses inconvénients, signe
tangible de l'existence d'une communauté humaine, ou bien plus couramment un simple repère dans une circonstance difficile. Combien de voyageurs ont-ils été
rassurés par leur présence, enfin retrouvée dans le brouillard ou la tourmente ? À combien de fugitifs ou d'aventuriers ont-elles montré le chemin de la liberté ou
d'une autre vie ? Plus prosaïquement elles rappellent, ainsi qu'en témoigne un volumineux dossier de litiges aux archives départementales, les difficultés des
humbles, notamment des bergers, en butte aux tracasseries administratives des douanes françaises après 1814. Les suppliques sont nombreuses et émouvantes,
adressées aux autorités de tous niveaux, même au roi ; par exemple, pour des troupeaux de moutons parfois forts de plusieurs milliers de têtes laissés à piétiner
sous la menace de la faim, de la soif, "des oiseaux de rapine et des bêtes carnassières", pendant des jours et des jours, dans l'attente de formalités qui
s'avéreront impossibles à satisfaire. Mais ceci est une autre histoire. À la fin de cet article, j'espère que de nombreux lecteurs pourront grâce à lui, au hasard
de promenades les conduisant à des passages d'usage ancestral, entre la Provence et l'ancien Comté, faire connaissance avec l'un ou plusieurs de ces petits
monuments qui font partie de notre patrimoine déjà si riche en souvenirs historiques.
Comme je l'ai fait naguère en faveur du vénérable fort du mont Alban, je voudrais adresser un appel solennel à toutes les instances compétentes pour que, à
l'instar des fameux pavés du Nord qui vont être protégés ce dont je me réjouis, soient aussi classées et protégées nos dernières bornes de l'ancienne frontière
occidentale du comté de Nice.
Sources :
Archives départementales : Fonds sarde-Frontière – code 151 - I à V " Révolution-Empire – L1.
Lou Sourgentin N° 49 – Nov.-Déc. 1981 – p. 18 " - Textes de J.-F. Laugeri.
Histoire de Nice et de son Comté d’André Compan.
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