Crises structurelles
Immanuel Wallerstein
Sociologue américain, ancien directeur du centre Fernand Braudel pour l’Étude de l’économie, des systèmes historiques et des civilisations. Ancien directeur d'études associé à l’École des hautes
études en sciences sociales (EHESS) de Paris, Président de l’Association internationale de sociologie de 1994 à 1998.
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Le capitalisme est un système dans lequel l’accumulation sans fin du capital est la raison d’être. Pour accumuler des capitaux, les producteurs doivent tirer des bénéfices de leurs activités, ce
qui n’est possible à une grande échelle que si le produit peut être vendu pour beaucoup plus que son coût de production. Dans une situation de concurrence parfaite, il est impossible de faire des
bénéfices à cette échelle : un monopole, ou du moins un quasi-monopole, régnant sur l’économie mondiale est nécessaire. Le vendeur peut alors exiger n’importe quel prix, tant qu’il ne va pas
au-delà de ce que l’élasticité de la demande permet. Chaque fois que l’économie-monde est en pleine expansion, plusieurs produits « phares » sont relativement monopolisés ; et c’est à partir des
bénéfices sur ces produits que de grandes quantités de capital peuvent être accumulées. Les effets d’entraînement en aval et en amont de ces produits constituent la base d’une expansion globale
de l’économie-monde. Nous appelons cela la phase A d’un cycle de Kondratieff. Le problème pour les capitalistes, c’est que tous les monopoles se détruisent d’eux-mêmes, en raison du fait que de
nouveaux producteurs peuvent entrer sur le marché mondial, même quand un monopole donné est politiquement bien défendu. Bien entendu, l’entrée prend du temps, mais, tôt ou tard, le degré de
concurrence augmente, les prix baissent, et donc les profits baissent eux aussi. Lorsque les bénéfices pour les produits phares diminuent suffisamment, l’économie-monde cesse de se développer et
entre dans une période de stagnation : c’est la phase B d’un cycle de Kondratieff.
La deuxième condition pour le profit capitaliste est qu’il doit y voir une sorte d’ordre mondial relatif. Les guerres mondiales offrent de grandes opportunités à certains entrepreneurs, mais
elles génèrent également d’énormes destructions de capital fixe et interfèrent considérablement sur le commerce mondial. Le bilan global des guerres mondiales n’est pas positif, c’est un point
que Schumpeter a souligné à plusieurs reprises. Assurer la situation relativement stable indispensable à la réalisation du profit est la tâche d’un pouvoir hégémonique, assez fort pour l’imposer
sur le système-monde dans son ensemble. Les cycles hégémoniques ont été beaucoup plus longs que les cycles de Kondratieff : dans un monde composé de nombreux États dits souverains, il n’est pas
facile pour l’un d’entre eux de s’imposer comme puissance hégémonique. Cela a été réalisé par les Provinces-Unies au milieu du xviie siècle, puis par le Royaume-Uni au milieu du xixe siècle, et
enfin par les États-Unis au milieu du xxe siècle. La montée d’une puissance hégémonique est le résultat d’une longue lutte contre d’autres puissances hégémoniques potentielles. Cette lutte a été
remportée jusqu’à présent par l’État qui a été capable de composer le système de production le plus efficace, puis de gagner une « guerre de trente ans » contre son principal rival.
L’hégémonie est alors en mesure de fixer les règles selon lesquelles le système interétatique opère, d’assurer son bon fonctionnement et de maximiser les flux de capitaux accumulés vers ses
citoyens et ses entreprises producti11
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ves. On pourrait appeler cela un quasi-monopole du pouvoir géopolitique. Le problème de la puissance hégémonique est le même que celui auquel doit faire face une industrie majeure : le monopole
s’autodétruit. Tout d’abord, la puissance hégémonique doit à l’occasion exercer sa puissance militaire pour maintenir l’ordre. Mais les guerres coûtent de l’argent et des vies ; elles ont un
impact négatif sur les citoyens de la puissance hégémonique, dont la fierté initiale tirée de la victoire risque de s’évaporer lorsqu’il faut payer les coûts croissants des opérations militaires.
Les opérations militaires à grande échelle sont souvent moins efficaces que prévu, et cela renforce ceux qui s’y opposeront à l’avenir. Deuxièmement, même si l’efficacité économique de la
puissance hégémonique ne faiblit pas immédiatement, celle d’autres pays commence à augmenter, ce qui rend ces pays moins prêts à accepter les diktats de la puissance hégémonique. La puissance
hégémonique entre dans un processus de déclin relatif face à ces puissances montantes. Le déclin peut être lent, mais il n’en est pas moins essentiellement irréversible. Ce qui a rendu la période
1965-1970 si remarquable, c’est la conjonction de ces deux types de déclin : la fin de la phase A de Kondratieff historiquement la plus expansive, et le début du déclin du pouvoir hégémonique
historiquement et puissant. Ce n’est pas un hasard si la révolution mondiale de 1968 (en réalité 1966-1970) a eu lieu à ce moment-là, en tant qu’expression de ce tournant historique.
Mise au rancart de la vieille gauche
La révolution mondiale de 1968 a entraîné un troisième déclin, qui n’a eu lieu qu’une seule fois, cependant, dans l’histoire du système-monde moderne : le déclin des mouvements antisystémiques
traditionnels qu’on a coutume d’appeler la « vieille gauche ». Composée essentiellement de communistes, de sociaux-démocrates et des mouvements de libération nationale, la vieille gauche s’est
développée lentement et laborieusement à travers le système-monde, surtout dans le dernier tiers du xixe siècle et la première moitié du xxe siècle, partant d’une position de marginalité et de
faiblesse politique qui était la sienne aux environs de 1870, pour atteindre une position de centralité politique et de force considérable dans les années 1950. Ces mouvements ont atteint le
sommet de leur pouvoir de mobilisation au cours de la période de 1945 à 1968 − exactement au moment de l’extraordinaire phase d’expansion A de Kondratieff et du sommet de l’hégémonie des
États-Unis. Je ne pense pas que cela ait été fortuit, bien que cela puisse sembler contre-intuitif. Le boom économique mondial a conduit les entrepreneurs à croire que des concessions aux
exigences économiques de leurs travailleurs coûtaient moins que des interruptions dans le processus de production. Au fil du temps, cela signifiait la hausse des coûts de production, l’un des
facteurs à l’origine de la fin des quasi-monopoles dans les industries phares. Mais la plupart des entrepreneurs
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prennent des décisions qui maximisent les profits à court terme, disons au cours des trois prochaines années, sans trop se préoccuper de l’avenir. Des considérations similaires ont marqué les
politiques de la puissance hégémonique. Le maintien d’une stabilité relative dans le système-monde était un objectif essentiel, mais les États-Unis ont dû peser le coût de l’activité répressive
comparé à celui de concessions aux demandes des mouvements de libération nationale. À contrecoeur au début, mais plus tard, délibérément, Washington a commencé à favoriser une « décolonisation »
contrôlée qui a eu pour effet d’amener ces mouvements au pouvoir. Ainsi, vers le milieu des années 1960, on pourrait dire que les mouvements de la « vieille gauche » avaient atteint leur objectif
historique d’un pouvoir d’État presque partout, du moins sur papier. Les partis communistes dirigeaient un tiers du monde ; les partis sociaux-démocrates étaient au pouvoir, ou en alternance au
pouvoir, dans la majeure partie d’un autre tiers du monde, le monde paneuropéen ; en outre, la politique prioritaire des partis de la social-démocratie, celle de l’État providence, était acceptée
et pratiquée par leurs adversaires conservateurs. Les mouvements de libération nationale étaient arrivés au pouvoir dans la majeure partie de l’ancien monde colonial, comme l’avaient fait les
mouvements populistes en Amérique latine. De nombreux analystes et militants d’aujourd’hui critiquent la performance de ces mouvements, mais c’est oublier la peur qui régnait parmi les couches
les plus riches et les plus conservatrices du monde face à ce qui leur apparaissait comme une force implacable d’égalitarisme destructeur d’un pouvoir étatique.
La révolution mondiale de 1968 a changé tout cela. Trois thèmes ont dominé les multiples révoltes de 1968 : le premier était que la puissance hégémonique des États-Unis était débordée et
vulnérable. L’offensive du Têt au Vietnam a été considérée comme le glas des opérations militaires des États-Unis. Les soixante-huitards attaquaient également le rôle de l’Union soviétique qu’ils
considéraient comme complice de l’hégémonie des États-Unis, sentiment qui se répandait de plus en plus un peu partout depuis au moins 1956. Le deuxième thème était que les mouvements de la
vieille gauche n’avaient pas réussi à tenir leurs promesses historiques. Les trois groupes, communistes, sociaux-démocrates et mouvements de libération nationale, se fondaient sur une stratégie
en deux étapes : premièrement prendre le pouvoir d’État et deuxièmement changer le monde. En réalité, les militants disaient : « Vous avez pris le pouvoir d’État, mais vous n’avez pas changé le
monde. Si nous voulons changer le monde, nous avons besoin de nouveaux mouvements et de nouvelles stratégies. » La révolution culturelle chinoise a été prise par beaucoup comme le modèle de cette
possibilité. Le troisième thème était que la vieille gauche avait ignoré les peuples oubliés, ceux qui étaient opprimés en raison de leur race, genre, origine ethnique ou sexualité. Les militants
insistaient sur le fait que, pour eux, les demandes d’égalité de traitement ne pouvaient plus
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être différées ; elles faisaient partie d’un présent urgent. À bien des égards, le mouvement Black Power aux États-Unis a été l’exemple paradigmatique. La révolution mondiale de 1968 a été à la
fois un énorme succès politique et un énorme échec politique. Elle s’est levée comme un phénix, a brûlé avec éclat dans le monde entier, et, vers le milieu des années 1970, elle semble s’être
éteinte presque partout. Qu’est-ce qui a été accompli par ce feu de brousse sauvage ? Le libéralisme centriste a été détrôné en tant qu’idéologie dirigeante du système-monde et a été réduit à une
simple possibilité parmi d’autres. Les mouvements de la « vieille gauche » ont été détruits dans leur rôle de mobilisateur de tout type de changement fondamental. Mais le triomphalisme de 1968
s’est révélé peu profond et peu durable. La droite dans le monde a été également libérée de tout attachement au libéralisme centriste. Elle a profité de la stagnation dans le monde économique et
de l’effondrement de la vieille gauche pour lancer une contre-offensive, celle de la mondialisation néolibérale. Les principaux objectifs étaient de renverser tous les acquis obtenus par les
couches inférieures au cours de la phase A de Kondratieff. Le but était de réduire les coûts de production, de détruire l’État-providence et de ralentir le déclin du pouvoir des États-Unis. Ce
processus a semblé culminer en 1989, quand la fin du contrôle de l’Union soviétique sur ses satellites en Europe centrale et en Europe de l’Est ainsi que le démantèlement de l’URSS elle-même ont
conduit à un nouveau triomphalisme pour la Droite. L’offensive de la droite mondiale était à la fois un grand succès et un échec retentissant. Ce qui a soutenu l’accumulation du capital depuis
les années 1970 a été l’abandon de la recherche de profits par une plus grande efficacité productive en faveur de la recherche de profits par des manipulations financières, ce qu’on appelle la
spéculation. Le mécanisme clé a été la promotion de la consommation par l’endettement. Cela s’est produit dans chaque phase B de Kondratieff, la différence cette fois a été l’ampleur du
phénomène. La plus importante expansion de phase A dans l’histoire a été suivie par la plus grande folie spéculative. Des bulles spéculatives se sont déplacées à travers l’ensemble du
système-monde − depuis les dettes nationales du Tiers Monde et du bloc socialiste dans les années 1970 aux produits financiers pourris de grandes entreprises dans les années 1980, à l’endettement
des consommateurs des années 1990 et à l’endettement du gouvernement des États-Unis de l’ère Bush. Le système est passé de bulle en bulle, et il tente d’en gonfler encore une autre, avec le
renflouement des banques et l’impression de dollars. La récession dans laquelle le monde est tombé continuera pendant un certain temps et sera assez profonde. Elle va détruire le dernier pilier
de la stabilité économique relative, le rôle du dollar US comme monnaie de réserve pour la sauvegarde de la richesse. Dans ce processus, la principale préoccupation de tous les gouvernements dans
le monde sera d’éviter les soulèvements des chômeurs et des couches moyennes, dont les économies et les retraites s’évanouissent. Les gouvernements se tour14
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nent actuellement vers le protectionnisme et l’impression de monnaie comme première ligne de défense. Ces mesures peuvent soulager momentanément la douleur des gens ordinaires, mais il est
probable qu’elles vont encore aggraver la situation. Nous entrons dans une impasse systémique dont la sortie sera extrêmement difficile. Cela s’exprime dans des fluctuations de plus en plus
sauvages, qui transforment pratiquement en devinettes les prévisions économiques et politiques à court terme. Cela aggravera les craintes populaires et le sentiment d’aliénation.
Certains prétendent que l’importante amélioration de la position relative économique de l’Asie (Japon, Corée du Sud, Taiwan, Chine et dans une moindre mesure l’Inde) permettra une résurgence de
l’entreprise capitaliste, grâce à un simple déplacement géographique. Encore une illusion ! La remontée relative de l’Asie est une réalité, mais qui affaiblit davantage le système capitaliste, en
surchargeant le nombre de personnes à qui la plus-value est distribuée – l’accumulation globale du capital s’en trouve réduite et non pas augmentée. L’expansion de la Chine accélère la
contraction des bénéfices structurels de l’économie-monde capitaliste.
Les coûts systémiques
Nous devons maintenant examiner les tendances à long terme du système-monde, par opposition à ses rythmes cycliques. Ces rythmes sont communs à de nombreux types de systèmes et font partie de la
façon dont ils fonctionnent, dont ils respirent. Mais les phases B ne prennent jamais fin au point de départ de la phase A précédente. On peut considérer chaque reprise comme une contribution à
la lente courbe vers le haut, chacune se dirigeant vers son asymptote propre. Dans l’économie-monde capitaliste, il n’est pas difficile de discerner quelles sont les courbes les plus importantes.
Comme le capitalisme est un système dans lequel l’accumulation sans fin est primordiale, et que l’on accumule du capital en faisant des profits sur le marché, la question clé est de savoir
comment fabriquer des produits à un coût moindre que le prix pour lequel ils peuvent être vendus. Nous devons donc déterminer à la fois ce qui entre dans les coûts de production et ce qui
détermine les prix. Logiquement, les coûts de production sont le personnel, les intrants et la fiscalité. Tous trois ont vu croître leur part dans les prix réels des produits qui sont vendus. Il
en est ainsi, malgré les efforts répétés des capitalistes pour les tirer vers le bas, et malgré les vagues d’innovations technologiques et organisationnelles qui ont accru ce qu’on appelle
l’efficience de la production.
Les frais de personnel peuvent à leur tour être divisés en trois catégories : la main-d’oeuvre relativement peu qualifiée, les cadres intermédiaires et les cadres supérieurs. Les salaires des
travailleurs non qualifiés ont tendance à augmenter dans les phases A à la suite d’actions syndicales. Lorsque ces sa15
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laires montent trop haut pour des entrepreneurs donnés, en particulier pour les industries de pointe, la délocalisation dans des zones historiquement à bas salaires dans la phase B est la
principale voie de recours ; si un fait similaire se produit dans le nouveau lieu d’implantation, un deuxième mouvement se produit. Ces changements sont coûteux, mais efficaces. Cependant, à
travers le monde, il y a un effet cliquet et les réductions n’éliminent jamais totalement les augmentations. En 500 ans, ce processus répété a épuisé les lieux où les capitaux peuvent se
déplacer. Ceci peut être mesuré par la déruralisation du système-monde.
L’augmentation du coût de la force de travail que constituent les emplois de cadres est le résultat, d’une part, de l’accroissement de la taille des unités de production, qui nécessitent plus de
personnels intermédiaires. Deuxièmement, les dangers politiques d’une organisation syndicale du personnel relativement peu qualifié sont contrés par la création d’une plus grande couche
intermédiaire qui est une alliée politique de la couche dirigeante et qui constitue un modèle de mobilité ascendante pour la majorité non qualifiée. La hausse des coûts des cadres dirigeants,
quant à elle, est le résultat direct de la complexité accrue des structures d’entreprise, à savoir la séparation bien connue de la propriété et du contrôle. Cela permet à ces dirigeants de
s’approprier une part toujours plus grande des bénéfices de l’entreprise à titre de rente, ce qui réduit la part qui revient aux propriétaires comme profit ou pour le réinvestissement. Cette
dernière augmentation a été spectaculaire au cours des quelques dernières décennies.
Les coûts des intrants sont à la hausse pour des raisons analogues. Les capitalistes visent à externaliser les coûts, c’est-à-dire à ne pas payer la facture complète du traitement des déchets
toxiques, du renouvellement des matières premières et de la construction d’infrastructures. Depuis le xvie siècle jusqu’aux années 1960, l’externalisation de ce type de coûts a été la pratique
habituelle, plus ou moins jamais remise en question par les autorités politiques.
Les déchets toxiques ont été simplement déposés dans le domaine public. Mais le monde est à court d’espace public vacant – correspondant à la déruralisation de la force de travail dans le monde.
Les conséquences sur la santé ainsi que les coûts induits sont devenus si élevés et si évidents qu’ils ont généré des exigences de dépollution et de contrôle. Les ressources naturelles sont
également devenues une préoccupation majeure, conséquence de la forte augmentation de la population mondiale. Un large débat se développe actuellement sur la pénurie de sources d’énergie, l’eau,
les forêts, le poisson et la viande. Les coûts de transport et de communication ont également augmenté, car ils sont devenus plus rapides et plus efficaces. Les entrepreneurs ont toujours payé
une petite partie seulement des coûts d’infrastructure. La conséquence de tout cela a été une pression politique sur les gouvernements pour qu’ils assument davantage les coûts de la détoxication,
du renouvellement des res16
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sources et de l’expansion des infrastructures. Pour ce faire, les gouvernements doivent augmenter les impôts et insister davantage sur l’internalisation des coûts par les entrepreneurs – ce qui,
bien sûr, génère des coupes dans leurs marges de profit. Finalement, la fiscalité s’est accrue. Il y a plusieurs niveaux politiques de taxation, y compris la taxation privée sous la forme de
corruption et de mafias organisées. La fiscalité a augmenté au fur et à mesure que la portée de l’activité dans le monde économique s’est étendue et que la bureaucratie au niveau de l’État a
augmenté. L’impulsion majeure est venue des mouvements altermondialistes, qui ont poussé pour obtenir des garanties de l’État en matière d’éducation, de santé et d’un revenu minimum garanti tout
au long de la vie. Ces demandes ont augmenté, à la fois géographiquement et en termes de niveaux de services exigés. Aucun gouvernement aujourd’hui n’est exonéré de la pression pour maintenir un
État-providence, même si les niveaux de prestation varient.
Chacun des trois types de coûts de production n’a cessé d’augmenter en pourcentage du prix de vente réel des produits, mais sous la forme d’un effet cliquet A-B, pendant plus de 500 années. Les
hausses les plus spectaculaires se sont produites dans la période post-1945. Les prix pour les produits qui sont vendus ne peuvent-ils pas être simplement augmentés à fin de maintenir les marges
de profit réel ? C’est précisément ce qui a été essayé dans la période post-1970, sous la forme de hausses de prix renforcées par un élargissement de la consommation, elle-même soutenue à son
tour par l’endettement. L’effondrement économique au sein duquel nous nous trouvons n’est que l’expression des limites de l’élasticité de la demande. Quand chacun dépense bien au-delà de ses
revenus réels, il arrive un moment où quelqu’un est obligé de s’arrêter et, assez rapidement, tout le monde sent qu’il faut faire la même chose.
Les luttes pour la succession
La conjonction de trois éléments, l’ampleur du crash « normal », la hausse des coûts de production et la pression supplémentaire exercée sur le système par la croissance chinoise (et asiatique en
général) signifie que nous sommes entrés dans une crise structurelle. Le système est très loin de l’équilibre, et les fluctuations sont énormes. À partir de maintenant, nous allons vivre au
milieu d’une bifurcation du processus systémique. La question n’est plus « comment le système capitaliste va-t-il lui-même se ressouder et renouveler son mode de développement ? », mais plutôt «
qu’est-ce qui va remplacer ce système ? Quel ordre va sortir de ce chaos ? » On peut considérer cette période de crise systémique comme une arène de lutte pour le système qui succédera. L’issue
est peut-être imprévisible par nature, mais la nature de la lutte est très claire. Nous sommes confrontés à divers choix qu’on ne peut pas décliner en détails institutionnels, mais dont on peut
proposer les grandes lignes. Nous pouvons
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choisir collectivement un nouveau système qui ressemble essentiellement au système actuel : hiérarchie, exploitation, polarisation. Cela pourrait prendre de nombreuses formes, et certaines
pourraient être plus dures que le système-monde capitaliste dans lequel nous vivons. Nous pouvons, à l’inverse, choisir un système radicalement différent, qui n’a jamais existé, un système qui
est relativement démocratique et relativement égalitaire. J’ai appelé les deux termes de l’alternative « l’esprit de Davos » et « l’esprit de Porto Alegre », mais les dénominations ne sont pas
importantes.
Ce qui est important c’est de voir l’organisation des stratégies possibles de chaque côté, dans une lutte qui dure sous une certaine forme depuis 1968 et qui ne sera peut-être résolue que vers
2050. Il faut d’abord noter deux caractéristiques essentielles d’une crise structurelle. Parce que les fluctuations sont particulièrement brusques et imprévisibles, il y a peu de pression pour un
retour à l’équilibre. Pendant la longue durée « normale » de vie du système, ces pressions ont été la raison pour laquelle les vastes mobilisations sociales, les soi-disant « révolutions » ont
toujours été limitées dans leurs effets. Mais lorsque le système est loin de l’équilibre, l’inverse peut se produire. De petites mobilisations sociales ont des répercussions très grandes, ce que
la science de la complexité nomme l’effet « papillon ». On pourrait aussi l’appeler le moment où l’action politique l’emporte sur le déterminisme structurel. La seconde caractéristique
essentielle est que dans aucun des deux camps n’existe un petit groupe dirigeant au sommet : un « comité exécutif de la classe dirigeante » en fonctionnement ou un politburo des masses opprimées.
Même parmi ceux qui sont engagés dans la lutte pour un nouveau système, il y a de multiples joueurs préconisant des mesures différentes. Les deux groupes de militants conscients des deux côtés
ont également de la difficulté à convaincre les plus grands groupes, qui constituent leur base potentielle, de l’utilité et de la possibilité d’organiser la transition. En bref, le chaos de la
crise structurelle se reflète dans la configuration relativement désordonnée des deux camps.
Le camp de « Davos » est profondément divisé. Il y a ceux qui souhaitent instaurer un système hautement répressif qui glorifie le rôle de dirigeants privilégiés sur des sujets soumis. Il y a un
deuxième groupe qui croit que la route vers le contrôle et le privilège réside dans un système méritocratique qui pourrait coopter le grand nombre de cadres nécessaires pour le maintenir avec un
minimum de force et un maximum de persuasion. Ce groupe parle une langue de changement fondamental, en utilisant des slogans qui ont émergé des mouvements antisystémiques – un univers vert, une
utopie multiculturelle, des possibilités méritocratiques pour tous – tout en préservant un système inégal et polarisé.
Dans le camp de « Porto Alegre » la fracture est comparable. Il y a ceux qui envisagent un monde hautement décentralisé privilégiant des allocations rationnelles à long terme plutôt que la
croissance économique et permettant l’innovation sans créer de cocons d’expertise sans responsabilité envers la
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société dans son ensemble. Il y a un deuxième groupe qui est plus orienté vers la transformation venant d’en haut, menée par des cadres et des spécialistes ; ils envisagent un système de plus en
plus coordonné et intégré, un égalitarisme formel sans réelle innovation. Ainsi, plutôt qu’une simple bataille à deux pour le système à venir, j’envisage une lutte à quatre : une lutte entre les
deux grands camps, et une seconde lutte au sein de chaque camp. Il s’agit d’une situation confuse, moralement et politiquement, dont l’issue est fondamentalement incertaine.
Quelles mesures concrètes chacun de nous peut-il prendre pour faire avancer ce processus ? Il n’y a pas de programme convenu, il n’y a que des orientations. Je voudrais mettre en tête de la liste
des actions que nous pouvons prendre, à court terme, pour amoindrir la douleur qui provient de la décomposition du système existant et de la confusion de la transition. Il peut s’agir de gagner
une élection afin d’obtenir plus d’avantages matériels pour ceux qui ont le moins ; d’une plus grande protection des droits politiques et judiciaires ; de mesures pour lutter contre l’érosion de
notre richesse planétaire et des conditions de survie collective.
Néanmoins, ce ne sont pas des mesures susceptibles en elles-mêmes d’instaurer le nouveau système à venir dont nous avons besoin. Un intense débat intellectuel est nécessaire portant sur les
paramètres du type de système-monde que nous voulons, et sur la stratégie à adopter pour la transition. Cela nécessite une volonté d’entendre ceux que nous estimons de bonne volonté, même s’ils
ne partagent pas nos vues. Un débat ouvert pourra sans doute construire une plus grande camaraderie, et nous empêcher, peut-être, de tomber dans le sectarisme qui a toujours vaincu les mouvements
antisystémiques. Enfin, dans la mesure du possible, nous devrions construire d’autres modes de production démarchandisée. En faisant cela, nous pouvons découvrir les limites de plusieurs méthodes
et démontrer qu’il existe d’autres modes pour assurer une production durable qu’un système de rétribution basé sur la recherche du profit. En outre, la lutte contre les inégalités fondamentales
du monde − genre, classe et race/origine ethnique/religion − doit être au premier plan de nos pensées et de nos actes. C’est la tâche la plus ardue de toutes, car aucun de nous n’est innocent, et
la culture du monde dont nous avons hérité milite contre nous. Est-il besoin de dire que nous devons éviter tout sentiment que l’histoire est de notre côté ? Nous avons, au mieux, une probabilité
de 50-50 de créer un meilleur système-monde que celui dans lequel nous vivons aujourd’hui. Mais 50-50, c’est beaucoup. Nous devons essayer de saisir le Destin, même s’il nous échappe. Quoi de
plus utile !
(Première parution dans la revue New Left Review, mars/avril 2010